Une boisson fermentée du paléolithique ?
La thèse de l'accident technique reproductible.
La bouillie fermentée serait née de la rencontre fortuite des grains, de l'eau et des levures sauvages, dans une région quelconque du globe où poussaient les graminées sauvages. Le résultat hasardeux, une bouillie acidulée et faiblement alcoolisée, goûtée par des humains de passage, aurait plu. L'assimilation, la résistance et l'accoutumance au ferment sont une donnée de la physiologie humaine, à l'instar de certains mammifères (singes, éléphants, etc.), consommateurs spontanés de fruits fermentés dans leur milieu naturel.
L'Hypothèse est séduisante mais totalement invérifiable. On ne trouvera pas sur terre un groupe humain resté à l'âge de pierre à qui faire subir le test du choix spontané : adoption ou rejet de cette bouillie mi-fermentée.
Cette hypothèse présente un deuxième défaut. Quand bien même un tel accident serait survenu un million de fois en présence d'humains, il ne débouche pas nécessairement sur l'imitation et la production régulière de la bouillie fermentée. Dans la recherche de sources d'alcool, les fruits à fermentation spontanée sont à portée de main, disponibles sans effort quoique saisonniers. Le vin plus que la bière et encore moins bouillie fermentée, se prête à une telle hypothèse. La bière, très aléatoire dans son processus de fabrication (l'amidon ne fermente pas spontanément), ne devient pas nécessairement un objet acculturé, une boisson dont l'homme s'approprie et maîtrise la fabrication régulière. Contrairement aux vins de fruits, il faut une intervention technique humaine pour que la bouillie fermentée accidentelle soit reproduite à volonté. D'autres dynamiques et facteurs, quasi-absents au paléolithique, sont nécessaires, notamment la collecte intensive des grains, leur stockage collectif et une existence semi-sédentaire compatible avec le stockage de ces grains. Rien n'est exclu, mais rien n'est vérifiable avec les données archéologiques dont nous disposons à ce jour.
La quête spirituelle serait le moteur de l'usage des boissons fermentées, non le hasard technique. On voudrait en trouver les traces dans les "déesses de fécondité" dont les cultures paléolithiques ont laissé l'image sous forme de statuettes et gravures rupestres dans diverses régions du globe.
On ne sait rien de ces rituels supposés, patronnés par des figures féminines dont la personnalité et la fonction suscitent plus de questions que de réponses (Matriarche callipyge? Vénus paléolithique stéatopyge? Divinité de la fertilité? Simple figuration?). On ignore l'usage de ces objets et jusqu'au sens de ces représentations. Le lien avec d'éventuelles boissons fermentées est encore plus ténu.
Les derniers chasseurs-cueilleurs observés juste au moment de leurs premiers contacts avec l'homme moderne (Boshimans, Aborigènes d’Australie, Hadzas de Tanzanie, Semang de Malaisie, etc.) utilisaient plus volontiers des plantes psychotropes que des produits alcooliques dans leur quête d'états seconds, de voyages par l'esprit ou de communication avec les puissances surnaturelles. L’anthropologie relève que le shamanisme, si tant est qu’on puisse spéculer sur ses pratiques anciennes et supposer son existence au paléolithique, use rarement des boissons fermentées alcooliques là où on a pu l’observer.
Vénus de l'Abri de Laussel en Dordogne, France.
(Gravetien, -25.000 ans)
Musée d'Aquitaine à Bordeaux.
(Gravetien, -25.000 ans)
Musée d'Aquitaine à Bordeaux.
La thèse des surplus de grains, une des sources d'évolution sociale.
La domestication des céréales a pour corollaire les greniers. Mais des expériences ont montré que des petits groupes humains pouvaient collecter des graminées sauvages sans effort avec de simples faucilles de pierres ou d'os et subsister sans attendre la révolution néolithique. En l'absence de poterie, des stockages primitifs de grains sauvages (vannerie/peaux?) pouvaient mener à la production régulière de bouillie fermentée dans certaines régions du globe particulièrement fertiles en graminées (Proche-Orient, Afrique, Asie). C'est l'hypothèse de travail la plus sérieuse. Elle envisage une possible apparition de la bouillie fermentée au paléolithique par stockage d'amidon (grains, tubercules), sinon annuel, du moins saisonnier, comme conditions à la fois techniques (brassages réguliers) et sociales (partage et affectation des réserves collectives). Cette production régulière de bouillie fermentée implique une maîtrise technique humaine et la reproduction sociale. L’invention de la brasserie ne peut résulter d’un accident ou du hasard !
Prolongeant cette idée, des chercheurs ont présumé que la consommation de bouillie fermentée et le besoin consécutif de grains avaient incité des groupes humains à domestiquer les précieuses céréales. La bouillie fermentée serait cause de la domestication des céréales, non sa conséquence [1]. Les éléments de réponse n'ont guère convaincu. Les arguments souffraient en outre d'un grave défaut : étayés sur les seules données de l'archéologie proche-orientale, ils présumaient que l'unique façon de brasser passe par le maltage des grains. Une vue très réductrice, même pour l'aire proche-orientale. Braidwood conclut qu'aucun argument décisif ne favorisait la bouillie fermentée, le pain non levé ou le gruau comme facteurs déterminants dans la domestication des céréales.
Aucune des trois thèses ne convainc, faute de données vérifiables. Toutes s'appliquent à transposer dans un passé lointain les seuls procédés de la brasserie occidentale moderne, le maltage des grains. Cette approche anachronique ignore les 5 autres méthodes de brassage parmi les 6 voies possibles d'hydrolyse de l'amidon.
Plus grave, toutes imaginent qu'une boisson fermentée produite par le seul hasard des processus biochimiques puisse être adoptée spontanément, par le seul attrait de l'alcool, au sein d'une communauté humaine sans adaptation sociale et mentale, sans évolution économique et technique. Cette naissance ex-nihilo de la bière est une vue de l'esprit. Reprise en 1986 par Solomon Katz et Mary Voigt, la question va s'appuyer sur l'ethnographie des nombreux peuples brasseurs de la planète. Ils posèrent que la consommation de bouillie fermentée induit un avantage nutritionnel comparée aux simples soupes de céréales. Maltage et fermentation procurent digestibilité, vitamines et acides aminés, observations diététiques qui ne sont plus contestées aujourd'hui.
Les auteurs soulevèrent au passage une question cruciale. Si la boisson fermentée a coïncidé avec les premiers repas à base de céréales, elle ne pouvait se réduire à n'être qu'un simple aliment, fut-il liquide et vitaminé ! La boisson fermentée s'est intégrée aux complexes culturels en participant à la construction matérielle et religieuse des sociétés mésolithiques.
[1] En 1953, R. Braidwood questionne ses collègues : Could the discovery that a mash of fermented grains yielded a palatable and nutritious beverage have acted as a greater stimulant toward the experimental selection and breeding of the cereals than the discovery of flour and bread-making? One would assume that the utilization of wild cereals (along with edible roots and berries) as a source of collected food would have been in existence before their domestication (in a meaningful sense) took place. Was the subsequent impetus to this domestication bread or beer? (R. J. Braidwood et al., 1953: 515-526, American Anthropologist 55/4).
T. W. Kavanagh rouvre la question en 1994 (Archaeological Parameters for the Beginnings of Beer, Brewing Techniques Sept/Oct 1994). Il pose deux pré-requis techniques à l'apparition de la bière (maltage + pot à fermenter) sans apporter d'arguments décisifs. Les chercheurs restent conditionnés par les techniques de la brasserie occidentale qui les poussent à voir dans le maltage des grains la voie unique du brassage. C'est aussi le cas de Mary Dineley (2004, Barley, Malt and Ale in the Neolithic, 19-25). Par contre, ses expérimentations sur le maltage, la cuisson de pains d'orge maltée et la production de moût sont pleines d'enseignements. Son approche est avant-gardiste parmi des chercheurs si souvent plongés dans les seules références livresques. Elle explore aussi la transmission du brassage du Proche Orient Ancien vers l'Europe via les cultures de céramiques rubanées de la Mer Noire et d'Europe Centrale, un terrain plus solide que le farfelu héritage gréco-latin.
T. W. Kavanagh rouvre la question en 1994 (Archaeological Parameters for the Beginnings of Beer, Brewing Techniques Sept/Oct 1994). Il pose deux pré-requis techniques à l'apparition de la bière (maltage + pot à fermenter) sans apporter d'arguments décisifs. Les chercheurs restent conditionnés par les techniques de la brasserie occidentale qui les poussent à voir dans le maltage des grains la voie unique du brassage. C'est aussi le cas de Mary Dineley (2004, Barley, Malt and Ale in the Neolithic, 19-25). Par contre, ses expérimentations sur le maltage, la cuisson de pains d'orge maltée et la production de moût sont pleines d'enseignements. Son approche est avant-gardiste parmi des chercheurs si souvent plongés dans les seules références livresques. Elle explore aussi la transmission du brassage du Proche Orient Ancien vers l'Europe via les cultures de céramiques rubanées de la Mer Noire et d'Europe Centrale, un terrain plus solide que le farfelu héritage gréco-latin.
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